La politique de l'ambigu

Ça fait un petit moment que j'ai envie de vous faire une petite série sur la mode sous la Révolution Française (et éventuellement d'autres révolutions si je trouve de la matière), parce qu'il y a vraiment de quoi faire. Entre les journaux de mode, les fantasmes contre révolutionnaire, les caricatures, les quelques pièces conservées, il y a un fond souvent assez peu exploré. Et surtout assez MAL exploré.

Il y en a peut-être qui étaient allé.e.s voir l'exposition Fashioning Fashion aux Arts Déco. Des vêtements magnifiques, un éclairage pourri, des textes explicatifs et des guides confondants de bêtise. Une expérience mitigée, au final (parce que les costumes, on les apprécie assez mal dans de telles conditions).

Dans l'expo, il y a une vitrine sur "Le frac libérateur des corps" et la Révolution Française (qui apparemment est un moment de mode qui avale la mode du reste du monde comme un trou noir ; la France est le seul pays qui a droit à sa propre vitrine et son petit "Kikoulol ! roi de la montagne !", genre la Révolution Française a changé les habitudes vestimentaires du monde entier... Ahem... NON. Comme c'était une expo sur la mode en Occident, et non la mode en France, c'était assez étrange. Bref...).

Dans cette vitrine, il y a une pièce exceptionnelle : un "gilet révolutionnaire".

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Gilet Masculin, époque révolutionnaire

En tout cas, c'est l'explication des divers messages, rébus et couleurs utilisés que soutient le LACMA (le musée qui le possède). Partant du principe très simple, mais ô combien contestable, que tout vêtement conservé datant de l'époque révolutionnaire se doit d'être pro-révolution. Il est évident qu'il n'y a que les pros qui ont pris la peine de conserver un peu de barbaque tricolore pour raconter les heures de gloire de leur jeunesse à leur petits enfants. Hein, c'est évident, non ?

La Révolution Française et l'Empire ont été suivis de 16 ans de Restauration, durant laquelle les Ultras, en particulier sous Charles X, ne sont pas allés dans la dentelle pour faire oublier tout souvenir révolutionnaire. Cette période était en réalité un moment propice pour ressortir les preuves de son ancien "attachement" à la royauté. Il semble logique que des pièces contre-révolutionnaires aient aussi été conservées. Pourtant, cela ne semble pas avoir été un instant envisagé par le musée qui a élaboré à propos de ce gilet tout une série de théorie dont certaines sont franchement étranges. Il y a en réalité beaucoup plus à lire dans ce gilet qu'il peut y paraître au premier abord.


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A première vue, ce gilet patiemment brodé aux couleurs de la nation peut paraître pro-révolutionnaire. C'est l'une des raisons principales pour lesquelles il est considéré par le musée comme Révolutionnaire (avec un grand R). Néanmoins, la réalité est un peu plus nuancée. Le roi a accepté -- de force mais accepté -- officiellement la cocarde et les trois couleurs le 17 juillet 1789 des mains de La Fayette. Jusqu'en 1791 (et la fuite à Varennes), la majorité des français sont royalistes, plus ou moins modérés. Un royaliste modéré aurait pu porté ces couleurs acceptées par le roi. Ce symbole n'appartient pas, à ce moment-là, aux seuls purs et durs jacobins ou Cordeliers. A partir de 1791, et surtout 92, date de la fin de la monarchie, le tricolorisme devient plus univoque. Mais jusque là, ce symbole est assez mainstream pour être accepté jusque par les journaux de modes, qui sont plus opportunistes que réellement militants :

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Magasin des Modes
Novembre 1789
rev2




>>>
Même ses chaussures sont 
aux couleurs de la nation ! 
Journal de la Mode et du Goût
Mars 1790 

rev3




<<<
Redingote Nationale
Journal de la Mode et du Goût
Mars 1790





Plus curieusement, le musée fait le lien entre le motif très travaillé de la broderie qui ressemblerait à du tricot, avec les tricoteuses. Même si le petit point contrarié n'est pas extrêmement courant, de là à le voir comme un soutien aux tricoteuses... ! Et puis, c'est quoi, d'abord, les tricoteuses ? Pour les anglo-saxons, la référence première pour les tricoteuses, c'est le personnage de Madame Defarge dans Un Conte de Deux Cités qui bien sûr tricote au pied de la guillotine et tricote le nom de ses ennemis qu'elle veut voir guillotinés dans son ouvrage, comme un sortilège de sorcière (elle est aussi comparée aux Parques). Une image extrêmement négative et extrémiste des tricoteuse. En associant ce gilet aux tricoteuses, le musée l'associe au sans-culottisme. L'extrême-gauche populaire révolutionnaire et l'image distordue que l'on s'en fait aujourd'hui. (oui, le terme d'extrême-gauche est anachronique, mais c'est pour être plus claire)

Mais encore une fois, les vrais tricoteuses sont beaucoup plus nuancées que les clichés. Elles tricotaient rarement au pied de la guillotine. En fait, ce sont des femmes qui participaient comme elles le pouvaient, à la vie politique. Très vite les femmes s'étaient vues retirer les droits politiques que le début de la Révolution leur avait accordé. Elles ne pouvaient plus fonder de clubs ni en être membres. Elles devenaient spectatrices de la révolution, spectatrices des Clubs, de l'Assemblée. Réduites à ce rôle, elles n'avaient souvent que la possibilité de s'asseoir pour tricoter, écouter et crier depuis les tribunes : d'où leur image de mégères vociférantes, alors qu'elles faisaient seulement valoir leur opinion (en effet très marquée à l'extrême-gauche). Image misogyne des furies forgée par ... le Directoire ! soit les Révolutionnaires eux-mêmes. Si le gilet est post-thermidorien, il ne peut donc pas vraiment se revendiquer des tricoteuses.

Lesueur
"Les tricoteuses" par Lesueur (Musée Carnavalet)
Cette gouache non-datée a pu être exécutée aussi bien 
sous le Terreur que sous le Directoire. 
Le texte est généralement considéré comme plus tardif : 
soit sous le Directoire, soit sous la Restauration. 

Et au fait, que tricotaient-elles, ces femmes ? Ces femmes au cœur de glace effectuant face aux martyrs de la guillotine une tâche ménagère soudain sinistre dans cliquetis glaçant des aiguilles... Jamais ne se pose la question de ce que ces femmes pouvaient avoir de si important à tricoter. Des chaussettes et des couverture, principalement. Pour qui ? Pour les soldats. Car dès 1792, la France est en guerre. Étonnant à quel point ce qui est habituellement une image d’Épinal (les femmes qui cousent/tricotent pour les soldats) à pu prendre dans ce contexte et surtout dans l'historiographie révolutionnaire une aura aussi sinistre.

Autant dire que la référence aux tricoteuses du LACMA est non seulement difficilement applicable à une réalité ferme (de quelles tricoteuses s'agit-il : les vraies, celles des sans-culottes, celles du Directoire ?), mais est aussi beaucoup plus influencée par l'imaginaire collectif que par la réalité historique.


Mais revenons-en à nos trois couleurs. Elles peuvent être le fait d'un révolutionnaire convaincu aussi bien bien que d'un modéré. Mais elles peuvent aussi n'être qu'une façade. Un rébus. Car le gilet est par ailleurs doublé de soie verte.

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Le vert est une couleur qui a une histoire particulière pendant la Révolution : les premières cocardes sont vertes, suite au discours de Desmoulins au Palais Royal le 12 juillet 1789 (même s'il a plusieurs fois réécrit l'histoire pour la magnifier) : ayant décidé que le vert était la couleur de l'espoir, donc de la révolution, il aurait arraché une feuille d'un arbre pour l'épingler sur sa veste ou son chapeau, et aurait invité tout le monde à faire de même. Pendant quelques jours, la cocarde verte est en effet arborée par tous. Un député de la noblesse de Marseille écrit le 13: «On désarme les polissons, on arrête ceux qui ont des effets volés, mais il faut avoir une cocarde verte au chapeau pour n'être pas insulté. » (cité ici)

Mais on s'aperçoit très vite (le roi accepte la cocarde tricolore le 17, voir plus haut) que le vert ne peut pas être une couleur révolutionnaire. Le vert est l'une des couleurs du Comte d'Artois. Elle avait par exemple été utilisée pour la couleur des uniformes de son éphémère compagnie de gardes du corps. Artois est depuis des années à la tête de la faction la plus réactionnaire de la Cour. Il s'était opposé dès le début à la réunion des Etats Généraux, et dès le 16 juillet, il émigre. Et depuis l'étranger, il va comploter durant toute la Révolution.

C'est donc tout naturellement que le vert, répudié par les révolutionnaires, est récupéré par les tenants de la monarchie absolue, qui en font leur signe de ralliement. L'afficher est une manière de claironner clairement ses idées extrémistes (et de se créer des problèmes quand on sort acheter son pain).

C'est là que le raisonnement du LACMA devient un peu tordu. Pour eux, le fait d'avoir utiliser ce vert en doublure serait une manière de montrer son mépris de la monarchie. Gnééé ? Plaît-il ? Il y a, à l'époque, beaucoup de moyens moins compliqués de le faire. A partir de 1791, et surtout 1792, les anti-royalistes sont en majorité, puis au pouvoir. Une fois la République proclamée, tout le monde affiche son mépris pour la royauté. Ce sont plutôt les monarchistes qui doivent user de subterfuge pour afficher leur opinion minoritaire.

Ainsi, porter cette couleur en doublure est plutôt, à mon sens, une ruse monarchiste : un moyen de la porter plus près de son cœur et de ne montrer ses vraies allégeances qu'à ses amis en dévoilant un bout de doublure. For the happy (ahem...) few. Une manière aussi de signaler qu'on n'est pas dupe du nouveau régime, et que l'on garde des vrais opinions par devers soi, en son for-intérieur, que l'on n'a pas été changé. Tout ça sans se faire agresser dans la rue.

La logique du rébus est très importante pendant la Révolution. Le musée de la Révolution de Vizille possède nombre d'assiettes de ce genre-là et plusieurs d'entre elles détournent les images officielles de la Révolution sous forme de rébus pour y inclure des protestation contre-révolutionnaires : en particulier, beaucoup d'assiettes sur la constitution civile du clergé (je reviendrais sur ce sujet). Aussi n'est-il pas impossible d'imaginer un jeu sur le mot "for-intérieur" et l'intérieur de la veste qui révèle les vraie opinions de son porteur.

Un autre élément pourrait confirmer cette opinion.

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L'une des maximes brodées sur les poches proclame "l'habit ne fait pas le moine". L'habit en question est une référence plus explicite à l'époque qu'aujourd'hui : au dix huitième siècle, l'habit peut-être soit un ensemble veste longue de dessus-gilet-culotte, tout coordonnés, que l'on appelle habit à la française ou habit complet, soit juste le la veste longue qui se porte par dessus le gilet.

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Habit 1795, peut-être français, du Met Museum.
Sur la deuxième photo, l'habit est porté sur un gilet rayé similaire au nôtre.

Comme l'habit de moine dissimule la vraie personne, l'habit dissimule les vraies opinions : la vérité  se trouverait dessous, comme une doublure.


Revenons maintenant à ces maximes qui habillent les poches, mais aussi le col. Ils y en a trois.

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La première, celle du col, est un peu absconse pour moi. D'ailleurs le LACMA non plus ne s'est pas attardé là-dessus. Le mot "Charmant" y est répété deux fois. Éventuellement on pourrait le rapprocher des Incroyables, mais les Incroyables sont un modèle relativement minoritaire, et surtout peu politisé, comme les Merveilleuses : ils sont justement caractérisés par leur rejet de tout ce qui est trop "sérieux".

Autre possibilité qui, selon la datation que l'on veut donner au gilet, pourrait s'avérer crédible ou pas du tout : les Muscadins, aussi connus sous le nom de Jeunesse Dorée. Comme les Incroyables, ils sont réputés pour le soin de leur tenue, mais pas dans le même genre ! Là où les Incroyables sont extravagants, les Muscadins se veulent la relève de la "classe" française que les premiers temps de la Révolution ont (selon fait oublier). Après Thermidor, ils agissent au grand jour (pour aller tabasser du Sans-culotte à coup de gourdin. On vous jure, toute ressemblance avec l’actualité n'est qu'une triste coïncidence) et n'auraient pas eu de raison de cacher leurs opinions, comme ce gilet qui sous couvert des trois couleurs fait jouer les ambiguïtés de ses rébus. Néanmoins, les Muscasdins n'ont pas attendu la fin de la Terreur pour essayer de "casser du Sans-culotte", et il est possible que dans les premiers temps, ils aient affiché des vestes au(x) message(s) volontairement cryptiques. Avec sur une partie les plus visibles (la perruque et le catogans ont largement disparu à cette époque pour être remplacés par les cheveux courts), ce mot "neutre" : charmant.


Les deux autres maximes donnent beaucoup plus matière à réflexion.

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La première, "L'habit ne fait pas le moine", est déjà ambiguë, je l'ai souligné plus haut. Mais elle se rapporte aussi clairement à un événement précis, que j'ai aussi mentionné : la Constitution civile du clergé. Encore une fois, le musée y voit un soutien clair pour la CCdC, ce qui est largement contestable. En quoi constituait la CCdC ? En premier lieu, le Pape n'était plus qu'"un chef visible de l'Eglise universelle", et non plus le chef de l'Eglise de France. Par ailleurs évêques et curés sont élus par les électeurs de leur département ou de leur district et rémunérés par l'Etat : ils sont des officiers civils et non plus des agents de l'Eglise. C'est un texte extrêmement radical qui achève de diviser la France : le roi, qui trouve le texte inacceptable, hésite longtemps à la signer (Août 90) attendant une condamnation du Pape qui ne viendra que plusieurs mois (mars 91) après qu'il ait signé !

La CCdC se caractérise par le serment qu'il faut y prêter : « Je jure de veiller avec soin sur les fidèles de la paroisse (ou du diocèse) qui m'est confiée, d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le Roi. » Aucune allusion ni au Pape, ni à l'Eglise. Pour beaucoup, le serment paraît presque athée. Les ecclésiastiques qui acceptent de le prononcer sont appelés prêtres-jureurs, ceux qui refusent sont les prêtres-réfractaires.


 
Motifs classiques de vaisselles révolutionnaires. Seconde image via Clionautes

Les instructions du Pape, elles, ne laissent pas de doute sur la gravité qu'il accorde à ce serment : 
Instruction importante par demandes et réponses, 
suivie des Pièces justificatives de la condamnation 
du serment de Haine à la Royauté, etc., des Réponses 
données à diverses Questions proposées à la Sainteté, 
touchant la communication avec les jureurs, et 
des Indulgences accordées au sujet des persécutions.

Ainsi, pour une bonne partie de la population française de l'époque, dès 1790, le clergé jureur n'est plus un vrai clergé : de faux moines sous un habit trompeur. Dans ces conditions, cette première maxime est plutôt claire.


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Le seconde, "Honi soit qui mal y pense" est plus sibylline. Cette maxime est bien évidemment celle de l'Ordre de la Jarretière britannique, et l'orthographe est d'ailleurs celle consacrée, même si aujourd'hui elle est fausse (honni). Cela pourrait être simplement, comme suggéré par le musée, une forme d'anglomanie. La mode "à l'anglaise" a en effet envahi la France depuis la fin de la Guerre de Sept ans (1763) dans de nombreux domaines : jardins à l'anglaise, mode (redingotes, habits masculins), Vauxhall, etc. Et il est vrai aussi que la Glorieuse Révolution de 1688 et un philosophe comme Locke  ont eu une importance essentielle dans la construction politique et philosophique des débuts de la Révolution. Mais l'Angleterre de Georges III et de William Pitt n'est pas celle du XVIIe siècle. Et l'Angleterre devient peu à peu ennemie de la France, contre qui elle finira par être en guerre à partir de 1793.

On pourrait envisager cette maxime comme une référence à la monarchie constitutionnelle anglaise, qui fut considérée jusqu'en 1791, comme le modèle à imiter pour réformer la monarchie française. Mais l'Ordre de la Jarretière est un ordre qui date du XIVe siècle, quand la monarchie anglaise était encore une monarchie aussi absolue que la française. Par ailleurs, l'ordre de la Jarretière est un ordre de Chevaliers, donc d'aristocrates, et des plus sélects, car il ne peut y avoir (en tout cas, jusqu'en 1813) que 25 membres à cette petite coterie.

Que ce soit avant 1793 où cette maxime peut passer pour pro-aristocratique, sous couvert d'anglomanie bon teint, ou après cette date où elle raisonne plus comme un soutien clair (mais pas très malin, en pleine Terreur, et à l'heure où les français sont majoritairement pro-guerre) à la première coalition des Etats européens contre la France dont la Grande Bretagne fait partie, cette maxime ne peut pas être aussi légère que l'envisage le LACMA.


Le dernier point sur lequel je voudrais m'arrêter est l'interprétation particulièrement collector et complètement tordue des broderies sur les revers faites par les génies du musée. A ce niveau-là, il faut envisager qu'ils aient pu fumer un morceau du gilet pour s'endormir le soir.

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Désolée, je n'ai pas de meilleure vue des motifs.

Le revers de gauche montre un papillon chatoyant et une paire de ciseaux menaçante qui s'apprête à lui couper les ailes. Le revers de droite représente une chenille marchant sur ses ailes fraîchement coupées. Ce serait donc la veste d'un aristocrate fraîchement converti à la cause révolutionnaire qui aurait fait symboliser là l’abandon de son ancien mode de vie superficiel à l’heure où le luxe, telle les ailes chamarrées d'un papillon, est assimilé à la tyrannie. Et l'aristocrate, renonçant à sa vie de luxe, trouverait joie et félicité à redevenir une simple et terre à terre chenille.

Poum poum poum....

Citez-moi une seule personne qui considérerait comme positif de se décrire comme une chenille (une bestiole velue qui rampe) et en plus oserait en faire état sur ses vêtements, comme un trophée. Non allez-y, trouvez-moi quelqu'un. N'importe qui. Et maintenant, replacez-vous dans le contexte : la Révolution Française impressionne le monde entier (ce n'est pas la première des révolutions, mais c'est le premier très grand et puissant pays européen à en connaître une), les étrangers viennent à Paris pour vivre cette grande aventure, les Français se considèrent les héritiers de la grande Grèce antique, et le nouveau Phare qui éclaire et guide le monde. Ils se sentent en mission. De quelle manière complètement tordue peut-on être un leader chenille du monde ?

Non pas qu'ils n'y ait pas de bonnes idées à la base du raisonnement du musée. Ils soulignent en effet que l'expression "s'habiller en chenille" signifie s'habiller de manière négligée (je ne l'ai vu utilisé que pour les hommes, en ce qui me concerne) : il est d'une certaine manière logique d'envisager que ce rébus sur un papillon qui renonce à ses attributs de beauté pour redevenir chenille représente un aristocrate, ou plus largement la hiérarchie des apparences qui règle la société d'Ancien Régime française, qui renonce à son luxe, à ses privilèges, pour redevenir l'égal de tous, dans une société où les différences doivent être gommées pour devenir une société idéale. Mais comment envisager que la chenille soit, dans tout cela, un élément positif ?

Pour achever d'être convaincu que l'utilisation de la chenille n'est pas positive à cette époque, il suffit de se reporter aux caricatures anglaises de 1795 : William Pitt, premier ministre, représenté en chenille, avec les autres membres du gouvernement inscrits sur les anneaux de son corps, est en train de dévorer l'Angleterre, l'Ecosse et l'Irlande qui représentent sans doute les sommes colossales perdues dans la guerre. Sous sa forme de papillon, il survole la France qu'il cherche à envahir avec l'aide de Émigrés français. En 1795, l'Angleterre vient de subit une défaite particulièrement cuisante contre la République, ayant justement aidé un contingent de royalistes français à débarquer à Quiberon pour rétablir la monarchie, ce qui se solde dans le sang. (attention : si vous faites une recherche sur cet événement sur le web, vous allez tomber sur tous les sites les plus réactionnaires et d'extrême-droite de Bretagne : à vos risques et périls...) Au cours de la même année, la Première coalition s'effondrera, mettant fin, pour un temps, à la guerre.

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The State Caterpillar
via BNF avec possibilité de zoom

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La version couleur du British Museum, par contre pas de zoom ni de Hi-Res

Une autre image de la même année, représente plus ou moins la même idée de William Pitt dévoreur de la Grande Bretagne, mais cette fois Pitt est une pluie de sauterelles. Les insectes sont un motif particulièrement négatif des représentations imagées de l'époque.

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The Political Locust (Pitt en criquet) British Museum
Version Hi-Res : Library of Congress


Concernant le sens à donner à ce gilet, il y a plusieurs interprétations possibles, mais aucune qui satisfasse l'idée d'un aristocrate heureux de redevenir chenille par la vertu des ciseaux de la Révolution.

Le gilet peut être le gilet d'un révolutionnaire convaincu (même si on a vu que c'est une version difficile à accréditer) et dans ce cas-là, ce rébus ressemble plus à une agression qu'à une revendication personnelle : "ah ça oui, les aristocrates, on les a mis au pas ! Revenus au rang de simples chenilles, obligés de ramper, les papillons dépensiers et crâneurs d'autrefois." Et en plus, le geste consistant à leur couper les ailes les empêche d'émigrer. Ce tout dernier point me semble d'ailleurs une interprétation particulièrement intéressante. Mais il y en a d'autres.

Du point de vue d'un aristocrate qui aurait porté ce gilet, cela fonctionnerait un peu différemment. Il faut prendre en compte l'aspect rébus et envisager que la disposition inversée de l'histoire aussi a un sens : l'histoire est à lire à l'envers, peut-être parce que le monde est à l'envers, ou parce qu'on demande aux aristocrates d'effectuer ce chemin à l'envers du papillon à la chenille, qui serait donc innaturel, parfaitement absurde, et même criminel, puisque c'est par la mutilation que l'aristocrate serait converti. Peut-on obliger l'ordre naturel à aller à rebours ?

Dans une acception plus large, c'est une contestation de l'abolition des privilège qui est ici dépeinte : la société des trois ordres est naturelle, la mutiler c'est mutiler la nature elle-même, et mutiler la France, qui ne pourra plus alors fonctionner. Cela renvoie à une conception biologique de la société française qui est très courante à l'époque : la société est un corps dont le Roi est la tête, le Clergé et la Noblesse les organes vitaux (le cœur) et le Tiers-Etat, les membres travailleurs. Rompre l'unité de ce corps, garant de l'ordre et de la stabilité du royaume, c'est précipiter toute la société d'Ancien Régime dans le chaos et l'anarchie, ce qui est le premier reproche de la contre-révolution. Ce papillon représente assez bien cette idée naturaliste de l'anarchie.


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On peut essayer à partir de ces divers éléments de dater ce gilet. La plupart des éléments secondaires (maximes, doublure, rébus) ont un sens ambigu, volontairement sibyllin, mais qui renvoie assez précisément à des éléments protestataires, voir carrément contre-révolutionnaires. Le seul élément, mais le plus (violemment) voyant, qui revendique un imaginaire clairement révolutionnaire, ce sont les trois couleurs patiemment brodées. Elles sont je crois, la clé pour essayer de dater ce gilet, qui est pour moi un élément codé de garde-robe pour signaler son rejet de la Révolution : pourquoi prendre tant de mal pour protéger ses véritablement opinions ?

Les vêtement engagent beaucoup plus le porteur que, par exemple, de la vaisselle à rébus contre-révolutionnaire. Il faut sortir dans l'espace public et y assumer ses opinions au vue et au sus de tous, en prenant le risque de se faire prendre à parti, souvent violemment. Quel meilleur moyen de désamorcer la suspicion que d'afficher de la manière la plus voyante possible son adhésion à la nation, pour que les charades, plus sobres, ne soient compréhensibles que par ceux qui sont déjà éduqués à les lire ? Si l'on peut dater le gilet d'après 1790 par la référence religieuse, et probablement d'après 1792, par la référence à la monarchie anglaise, cette prudence, cette dissimulation exacerbée me laisse à penser que gilet a été plutôt porté entre 1792 et 1794-95, plus particulièrement sous la Terreur, à une époque où s'avouer monarchiste mène facilement à la guillotine. Sous le Directoire, les royalistes ont regagné du terrain. Ils n'ont plus à craindre d'afficher leur opinion (et d'ailleurs, ils ne s'en privent pas).


Pour conclure cet article vraiment très long, je vous ai trouvé un gilet vraiment révolutionnaire, avec drapeau de la nation, chapeau à cocarde et plumets au trois couleurs sur un hampe, qui n'affiche lui, aucune ambiguïté quant à son allégeance.

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Commentaires

  1. Il y a de ces articles que l'on aimerait avoir écrit.
    Je me souviens avoir haussé un sourcil au musée ne comprenant pas le rapport avec "l'habit ne fait pas le moine" et la partie "révolutionnaire" du gilet.
    Tout s'éclaire maintenant, merci :)

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